Le déterminisme social des états de santé est une réalité qui s’oppose à la conception populaire d’une égalité de tous les individus face à la maladie et il est devenu un sujet d’intérêt depuis les années 2000. Par ailleurs, l’approche économique de la santé est incontournable depuis le début de la crise de financement de la Sécurité Sociale dans les années 1970, la majorité des réformes initiées traitant de l’optimisation des moyens financiers, au nom de l’efficience du système et de sa soutenabilité économique. En parallèle, on observe une généralisation du soupçon concernant les intérêts économiques de chaque acteur du système de santé. L’objectif de l’étude est de mieux comprendre la manière dont les considérations et contraintes financières interviennent dans l’entretien de la santé des personnes. Il s’agit d’une étude qualitative par entretiens individuels semi-directifs, qui s’inscrit dans le cadre d’une recherche plus large s’intéressant aux pratiques et représentations de santé des personnes bien portantes, sans lien avec le domaine médical, intitulée Prévention : Expériences et Représentations (PrevER). L’échantillon comporte 87 entretiens d’1h30 en moyenne, de personnes de 25 à 65 ans, d’origine sociale variée, que nous avons analysés selon les principes de la théorisation ancrée. Dans notre corpus, la place de l’argent et des déterminants économiques dans l’entretien de la santé s’est avérée majeure. L’adoption d’un mode de vie sain passe principalement par une alimentation de qualité, dont le coût représente un frein pour les plus modestes, qui doivent réaliser des arbitrages quotidiens entre le tarif de l’alimentation, ses vertus pour la santé, son accessibilité géographique et son temps d’élaboration. Ils doivent développer des techniques pour consommer des produits sains tout en respectant leur budget et adaptent leurs comportements en cas de variation de revenus. Les enquêtés dont la préférence pour le futur est forte sont généralement de catégorie sociale intermédiaire et supérieure et choisissent d’investir financièrement dans leur capital santé, dans leur hygiène de vie et dans leurs soins, pour entretenir leur santé à long terme et faire éventuellement des économies sur des soins futurs. Les enquêtés modestes nous ont fait part de freins financiers dans leur accès aux soins, notamment les dépassements d’honoraires importants et les postes à reste à charge élevé. Leurs stratégies pour réduire leur reste à charge relèvent d’une logique de consommateur et consistent à comparer les prix des soins et des professionnels de santé, et à optimiser leur couverture médicale. Lorsqu’ils ne peuvent pas assumer le coût des soins, le risque est qu’ils y renoncent et aggravent une pathologie sous-jacente, dont la prise en charge sera plus onéreuse à l’avenir. De nombreux enquêtés sont conscients de l’existence d’inégalités sociales de santé et d’accès aux soins entre les plus aisés et les plus modestes, qui parlent alors de « système à plusieurs vitesses », mais aussi au sein même de la classe populaire, ce qui débouche sur une critique de « l’assistanat » et de la « gratuité » des soins, qui déresponsabiliseraient les patients en les poussant à la surconsommation. Des enquêtés s’inquiètent de la pérennité du système de santé potentiellement compromise par des abus de la part des étrangers ou des assurés eux-mêmes, notamment lorsqu’ils bénéficient d’aides sociales. Ils constatent également l’émergence d’un rapport marchand qui les lie aux professionnels de santé, dont les motivations semblent maintenant dictées par des considérations financières qui les éloignent de l’idéal de désintéressement qui devrait les caractériser. Enfin, les enquêtés, essentiellement des hommes, sont nombreux à critiquer ce qu’ils considèrent comme une non-transparence des flux financiers, et à avoir formulé l’existence de liens d’intérêt secrets entre les différents acteurs du système de soins, voire de complots, qui semblent saper progressivement la légitimité et la confiance dans l’action publique.